2162. Les nouveaux émiles de Gab la Rafale de Gabriel Matzneff par Jean-Noël Mirande pour LE POINT.fr
Par general, lundi 27 janvier 2014 :: #2162 :: rss
Rentrée littéraire - La boîte à émiles de Gabriel Matzneff
Un genre littéraire nouveau est arrivé : l'émile selon Gabriel Matzneff, soit l'oeuvre d'un franc-tireur qui n'est prisonnier d'aucune chapelle.
Gabriel Matzneff publie le second volume de ses "émiles"
Par JEAN-NOÉL MIRANDE
On croyait envolée à tout jamais la poésie de la lettre manuscrite. Émotion emportée par l'avalanche du courrier virtuel avec l'arrivée du troisième millénaire. Adieu, la lenteur de cette chère écriture, "portrait vivant" sublimé par Marceline Desbordes-Valmore et chanté par Julien Clerc (Les Séparés (N'écris pas..)"). Il fallait l'audace de Gabriel Matzneff pour extraire de la mémoire vive de l'ordinateur la chaleur de ces courriels. Non seulement l'écrivain a créé un genre littéraire nouveau, mais il lui a donné un nom charmant : l'émile. L'émile donc complétera notre éducation épistolaire après l'usage du billet, de la missive ou du poulet envoyé à l'être aimé.
Un franc-tireur
Il est souvent question d'amour dans ce second volume des émiles de Gab la Rafale, mais tous les sujets y sont abordés, car la vie est un tout. Du bon usage de la politique aux conseils diététiques, ces envois numériques instantanés convoquent la brièveté et la rapidité. Une flèche lancée qui ne manquera pas sa cible. L'auteur a repris le surnom que lui donnaient ses camarades de régiment : Gab la Rafale tire plus vite que son ombre contre la bêtise et les conformismes. Une nature constante depuis son entrée dans la vie littéraire, il y aura un demi-siècle l'an prochain, qui le conduit hors des sentiers battus.
Prisonnier d'aucune chapelle, Gab le magnifique est un franc-tireur contre les égarements d'une politique étrangère en Syrie et en Libye. Les bellicistes et les angélistes reçoivent leur paquet, et le monde selon Matzneff fait fi de toute idéologie aveuglante. S'il ne pardonne pas à Jean-Luc Mélenchon "les paroles ignobles, et imbéciles, qu'il a prononcées à la mort de Soljenitsyne", il salue néanmoins "le disciple des stoïciens favorable au suicide assisté". Gabriel Matzneff connaît son histoire de France et nous rappelle que le candidat de l'extrême gauche "s'est trompé sur un point : le droit du sol, loin d'être une invention récente (...), appartient à une tradition de la monarchie. Depuis le XVIe siècle, qui naissait en France était sujet de Sa Majesté le roi de France. C'est le jacobinisme nationaliste d'après Valmy qui y a mis fin."
Un anxieux insouciant
La social-démocratie est l'une de ses cibles favorites. S'il est sérieux dans ses brusques chagrins, Gabriel Matzneff n'oublie jamais de rire lorsqu'il dénonce les "tourtes molles" ou les "quakeresses" à l'air martial drapées dans leurs certitudes. Un sens de l'humour vivifiant qui manie avec panache l'art de la critique et le poil à gratter. L'écrivain retire le faux nez des puissants, partisans de l'ordre moral. Une dérision franche, partagée jadis avec son ami François Mitterrand lors de la campagne pour la présidentielle de 1965. Lui faisant remarquer qu'être propriétaire d'une maison en plein Paris donnait droit à la mention "HP" dans le bottin mondain, le candidat de la gauche répliqua : "Ne le dites pas à Georges Marchais !"
Le bon sens est là , au détour de chaque émile, et l'église est replacée au milieu du village. Qu'il soit dans le registre intime ou public, Gabriel Matzneff nous capte et ne nous lâche jamais en si bon chemin. Il réactive en nous la circulation d'une pensée parfois engourdie. Pour lui : "Un homme véridique est un homme qui dérange." Cela lui rappelle Guy Béart chantant : "Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté." L'existence passionnée de cet "anxieux insouciant", comme il se qualifie lui-même, est sujette aux variations de l'humeur, mais son énergie vitale circule en haute tension. Par un coup de pied donné au fond de la piscine, nous remontons à la surface et nous respirons d'avoir lu le livre d'un amoureux de la vie.
"Les nouveaux émiles de Gab la Rafale - Courrier électronique", éditions Léo Scheer, 228 pages, 20 euros.
Chapitre 1
Lundi 22 février 2010.
11 h 20, à Marie-Agnès B.
Dominique s'étant absentée une vingtaine de minutes pour acheter le journal et promener le chien, Christian s'est tiré une balle dans le coeur. Si tu savais comme je suis malheureux, mon cher amour, je pleure tout le temps.
Mardi 23 février 2010.
10 h 25, à Marie-Agnès B.
Je viens d'écouter ton message téléphonique et t'en remercie. Il y avait si longtemps que je n'avais entendu ta voix si douce, si tendre, que j'aime. Hier soir, j'étais chez moi, mais j'avais coupé le son du téléphone. Cambuzat appartenait à la part insouciante, heureuse, légère de ma vie, de notre vie, celle de la vie solaire, aérienne, et voici que là aussi la tragédie fait irruption. 1
1 h 18, Ã Jacques C.
Oui, carissimo, je connais ces deux associations. Il doit y en avoir de semblables en Hollande et en Belgique. Au dernier chapitre de Voici venir le Fiancé, c'est en Hollande qu'Alphonse Dulaurier choisit de se rendre pour s'y faire administrer la piq?ure libératrice.
Mercredi 24 février 2010.
12 h 20, Ã ***.
"La bibliothèque familiale" ! Quelle bizarre expression ! Une bibliothèque est un trésor personnel, comme une maîtresse ; et il existe des lieux nommés librairies où l'on peut acheter les livres. Si mes nièces ont besoin d'attendre que leur mère leur prête mes livres pour les lire, j'espère qu'elles sont uniques en leur genre, car si toutes mes lectrices étaient comme elles je finirais sous les ponts ! Voilà qui me fortifie dans la méfiance que j'éprouve à l'égard de la famille officielle, de la famille selon l'état civil.
Jeudi 25 février 2010.
10 h 41, Ã Julie d'H.
Je ne boirai pas une goutte de vin jusqu'au jour de P?ques. Il y a le carême et il y a la mort de mon maître en diététique : je me suis promis d'appliquer strictement ses principes, d'atteindre à mon poids idéal d'ici la fin de la sainte quarantaine. C'est ma manière de le saluer, de lui être fidèle par-delà la mort et, au cas où il me voit du paradis, de lui être agréable.
Lundi 1er mars 2010.
12 h 51, Ã Géraldine de L.
Je crains que le dîner d'État hyper-officiel et hyper-guindé de demain soir* ne soit également hyper-ennuyeux. Je te raconterai. J'ai d? donner à nettoyer mon smoking que je ne mets quasi jamais et qui était fort poudreux. Tout cela me barbe et, simultanément, me distrait de la tristesse où le suicide de mon ami Cambuzat me plonge. Le russe, c'est une catastrophe, j'ai l'impression d'avoir tout oublié. J'espère que je serai assis à côté de la femme de l'ambassadeur d'Italie, et non à côté de celle de l'ambassadeur moscovite !
Mardi 2 mars 2010.
16 h 48, Ã Gilda D.
Depuis l'été 2004, moi l'impatient, j'ai développé avec toi des trésors de patience. J'ai supporté ce qu'aucun autre homme n'aurait supporté : n'importe quel type doué de raison, dès ta première crise style "Avoriaz for ever** "aurait rompu illico. "Gabriel, santo subito !" pour avoir si longtemps supporté une fille aussi exaspérante, so?lante. Cela dit, si dans quelques années tu m'annonces, triomphale : "Enfin, j'ai rencontré l'homme de ma vie ! Lui, il sait me rendre heureuse, alors que vous ne l'avez jamais su, vous n'êtes qu'un pauvre type, un méchant, un salaud", je m'inclinerai et me réjouirai de ton bonheur. Je me permets de te rappeler que dès le début de notre liaison je t'ai dit, et redit, que nos caractères ne s'accordaient pas, que tu avais besoin auprès de toi d'un type solide, placide, équilibré - bref le contraire de ce que je suis. Je n'ai rien à me reprocher. Je n'ai pas réussi à te donner le bonheur, la sérénité, mais ce n'est pas faute d'avoir essayé. J'ai échoué, n'en parlons plus.
Mercredi 3 mars 2010.
02 h 08, Ã Véronique B.
Temevo di annoiarmi. Fu simpatico, piuttosto divertente. Il mio smoking, fatto fare durante il servizio militare, quarantanove anni fa, mi va sempre a pennello. Ero il più snello di tutti, e il più elegante*** !
Après le dîner de deux cents couverts j'ai fait partie des privilégiés qui ont accompagné dans un petit salon les deux couples présidentiels : tisane et vodka. Il tuo Karamzin****è stato coccolato, mi sono divertito, però mi sarebbe assai piaciuto che tu fossi con me, bellezza mia***** !
- . Un dîner à l'Élysée donné par M. et Mme Nicolas Sarkozy en l'honneur de M. et Mme Dimitri Medvedeff.
**. Allusion au personnage de Delphine, que m'a inspiré Gilda, dans Voici venir le Fiancé.
***Je craignais de m'ennuyer. Ce fut sympathique, plutôt amusant. Mon smoking, que j'ai fait faire durant le service militaire, il y a quarante-neuf ans, m'allait comme un gant. J'étais le plus mince de tous, et le plus élégant !
****Karamzin (en russe et en italien), Karamzine (en français), protagoniste de Folies de femmes d'Erich von Stroheim.
*****Ton Karamzine a été chouchouté, je me suis amusé, mais j'ai bien regretté que tu ne fusses pas avec moi.
Consultez notre dossier : Les livres 2014 Ã ne pas manquer
Commentaires
1. Le lundi 10 février 2014 par Eusèbe
2. Le mardi 11 février 2014 par Sonia Winterfeld
3. Le mardi 11 février 2014 par Eusèbe
4. Le mercredi 12 février 2014 par Véra S.
5. Le mardi 4 mars 2014 par Eusèbe
6. Le mercredi 5 mars 2014 par Sonia Winterfeld
7. Le jeudi 6 mars 2014 par Eusèbe
8. Le samedi 8 mars 2014 par Sonia
Ajouter un commentaire