Lorsque la gauche est arrivée au pouvoir, en mai 1981, une bonne partie de ceux qui avaient participé aux mouvements de contestation des années 1960 et 1970 ont considéré cette victoire comme étant un peu la leur. Et surtout, ils ont pensé qu’un « travail en commun » pourrait se mettre en place : au contact de toutes ces énergies sociales et culturelles, les socialistes allaient inventer un nouvel art de gouverner, qui permettrait de réconcilier la critique radicale et la réforme, la mobilisation et la transformation effective. Il leur fallut bientôt déchanter : les socialistes furent vite changés par l’exercice du pouvoir et se mirent à dénoncer comme des ennemis les mouvements sociaux et les intellectuels qui les soutenaient. Dans le même temps, s’opérait un glissement général vers la droite de toute la vie intellectuelle française, qui fut produit dans une large mesure par le travail de cénacles idéologiques et d’universitaires qui se donnèrent pour tâche d’effacer l’héritage de Mai-1968 et des années 1970. Ces promoteurs d’une véritable restauration conservatrice façonnèrent un cadre de référence qui devint en même temps celui de la gauche socialiste et de la droite la plus traditionnelle. C’est assurément le divorce qui s’installa alors durablement entre une gauche officielle récitant le catéchisme de la pensée réactionnaire et une gauche critique renvoyée à une radicalité sans débouchés qui explique la défaite du candidat socialiste à l’élection présidentielle de 2002.
C’est de cette séquence - mais surtout de ses conséquences actuelles - que Didier Eribon entreprend ici l’analyse à la fois historique, théorique et politique, en plaidant pour la renaissance d’une « gauche de gauche », et pour un renouveau de la pensée critique.