Un faire-part peut être l’annonce d’un deuil. Comment porter le deuil d’un maître, d’un ami mort, sans chercher aussitôt à en « faire le deuil », c’est-à-dire à l’effacer, à l’oublier ? Comment rester fidèle après sa mort à la pensée de Derrida, à cette déconstruction qui met en question les aveuglantes évidences de la tradition métaphysique et du sens commun ? En essayant de la déconstruire à son tour.
Ni réfutation polémique, ni commentaire mimétique, cet essai se propose de tracer dans son œuvre une ligne de partage entre ce qui se laisse déconstruire et ce qui reste. De découvrir la part indéconstructible de la déconstruction, les cryptes de Derrida : ses points de résistance, les impensés de sa pensée, tout ce qui laisse sa chance à l’imprévisible, à l’incalculable – à nous autres, lecteurs.
Dans le labyrinthe de la déconstruction, Jacob Rogozinski parcourt plusieurs chemins : la question du deuil, celle du moi et celle de la vérité. Ce que Derrida nous enseigne sur le « travail du deuil » nous permet-il de mieux comprendre ce qui nous arrive lorsque nous sommes en deuil ? Nous éclaire-t-il sur la mélancolie de la déconstruction, la hantise d’un penseur qui avait pris pour secrète devise l’impossible énoncé je suis mort ? Mais si je suis mort depuis toujours, ma vie ne se distingue plus de ma mort, et le mot je ne signifie plus rien. Cette destitution de l’ego – cet égicide – n’est-elle pas une illusion majeure de la déconstruction ? Comment s’accorde-t-elle avec la passion de Derrida pour la signature et l’autobiographie ? Et comment entendre alors son appel à « préférer toujours la vie » ?
Il s’agit d’élucider ce que serait la « vérité » de cette pensée, de comprendre sa relation paradoxale à la vérité. Derrida récusait tout recours à la vérité, dénoncée comme un maître-mot de la métaphysique. On doit cependant se demander si la déconstruction de la vérité n’en appelle pas à cette vérité qu’elle déconstruit. Se serait-il mépris sur le sens ultime de sa pensée ? Est-il resté jusqu’au bout fidèle à la radicalité de la déconstruction ?
Professeur de métaphysique à l’université de Strasbourg, Jacob Rogozinski est l’un des animateurs du « Parlement des philosophes », créé en 2004.